le corps translucide de celle qui erre
Ex_situ | 2022
> No. 28, Hivernité, p. 58-62.
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> No. 28, Hivernité, p. 58-62.
Traversées d’hiver. Une route longitudinale; l’errance au corps qui rapporte le lieu, le documente, prend son empreinte, traduit sa beauté. Expérience de l’altérité, se rendre au monde pour en saisir les plis et replis témoigne d’un engagement pour son inconstance. Partir saisons en bandoulière pour se faire saison à son tour : aller à la rencontre de l’autre, et de soi, est ce qui motive la pratique de documentation visuelle à laquelle se prête l’artiste Dominique Rivard, qui par fortes vagues se retrouve dans les paysages nord-côtiers, quoiqu’elle soit en perpétuel mouvement terrestre.
Une grande mobilité l’accompagne[i]. Comme le vent, l’artiste se nordit en prolongeant son corps dans l’espace froid. Par l’acte nomadique, Rivard parvient à créer du lien avec des lieux jusque-là insondés. Analogie avec la courtepointe d’un récit personnel s'il en est, son marcher au monde lui permet de renouer avec le caractère solitaire des lieux en friche. Gage de mouvement et de circularité – comme le vivant –, la saison vive au-delà du 50e parallèle l’intrigue, lui donne envie de l’habiter. Ainsi, sa transposition dans de nouveaux territoires, motivée par son être en fascination devant l’intemporalité de l’hiver, pousse l’artiste à déployer des mécanismes pour mieux appréhender la spatialité et, par ailleurs, l’ontologie propre au vivre humain.
Le souffle de l’arrêt constitue pour elle une brèche. En se fixant sujet dans un monde froid où l’insonorité trahit l’absence humaine, Rivard révèle le lieu. Comme « les caribous traversent le silence pour souligner le blanc qui neige sur le froid »[v], la transfrontière entre le monde et l’imaginaire du Nord se soulève en tempêtes. L’artiste, de manière horizontale, trace l’espace de ses contours. Telle le paysage évolutif dans lequel elle se présente racine, l’image opère des renvois. En tissant son rapport particulier avec la saison et en en incarnant ses spécificités, Rivard exploite le regard du public afin de faire brillance sur les détails des lieux – spatiaux et intimes – qu’elle donne à voir. Se tenant là, activant le déclencheur la capturant, son exercice consiste à occuper tour à tour le rôle de metteuse en scène et d’actrice, détournant le voir et le vu. Ainsi laisse-t-elle une empreinte de ses passages, de ses dérives : déposées à même sa poésie visuelle, ses traces répondent à sa nécessité de « s’inventer illimitée, par l’image de sa propre représentation »[vi]. L’hivernie, magnifiée par la région de l’immense, trouve refuge chez Rivard.
Articulatoires, ses photographies sont discours. À l’instar de ses périples, elles se négocient par aller-retours : les multiples jeux d’échelles qui s’imprègnent en elles activent leur construction et participent à la mise en lumière d’un indiscernable d’amplitude. L’œil gravite dans les recoins de l’image-récit. L’artiste, à la rencontre de ce regard, l’invite à traverser son corps pour se rendre jusqu’à l’ailleurs, et toucher cette tension du blanc immaculé qui ne sait se limiter. « Que croire d’un royaume qui, invisible, se définit à perpétuité? »[xiii] Par l’accumulation de leur imagerie, le réel et l’imaginaire appellent conjointement un nouvel espace symbolique. Comme projection, l’autoportrait devient une ligne transparente : le dispositif mis au travail révèle une possible présence et permet à Rivard de s’inscrire dans le pays[ix], elle-même repère dans le balayement des neiges.
Saison silenciaire, l’hiver témoigne de l’alentissement[x] du monde. Découpées des villages, les plaines blanches accueillent le rythme d’une errance elle-même perpendiculaire à l’impératif du temps occidental. « Parcourir la route longue, suivre la rivière »[xi] devient un leitmotiv pour Rivard. Elle reproduit la glissité propre au tapis parcourant l’échine de la côte nordique. Sa pérégrination performative est un acte où se revendique l’éloignement : captées sans témoin, ses images sont des archives qui, elles, détiennent le potentiel subversif de la rencontre au milieu de l’immobile. Rivard, par sa présence au monde, révoque à l’hiver son degré d’absence dans l’écologie des saisons qui passent et fuient.
Comme référent spatial et social, la saison froide demande d’appréhender les êtres qui y vivent à partir de la géographie de ses lieux septentrionaux. Réfléchir le Nord comme une réalité première[xiii] réfracte la tentation de le déduire. Son parcours permet d’en explorer les spécificités, tout en appelant l’idée du lieu[xiv] – il est un ensemble de signes dont la pratique de Rivard prend acte dès lors qu’elle tombe dans la production d’un tissu discursif. Dans la foulée, couplé de ses images-témoin, l’espace du livre se dédie à elle comme journal de bord. De sa marche au monde, une chose reste. L’appel du vaste opère une translation dans un lieu tangible; l’expérience vécue se déplie dans une publication qui lui surexiste. L’artiste, par son entremise, se raconte dans l’image où le mot se déplie. La cohabitation de ces derniers ressasse l’aspect documentaire des imaginaires convoqués – elle participe à une nouvelle nomenclature de l’hiver.
Prendre le large acquiert ainsi toute sa signification dans la pratique de Dominique Rivard. Dans la succession de ses changements de lieux s’incarne l’idée de liberté mise à l’œuvre dans son mode de vie. Sa mouvance, ultime condition de sa pratique, est à la fois celle qui permet la mise en scène et celle à l’œuvre dans la scénographie du sujet photographié. Tel un chuchotement, « [l]e clair de ton regard cogne sa saison »[xv]. De ses rencontres avec le réel à ses renvois dans l’imaginaire, l’artiste travaille le perceptible dans un geste de réappropriation intime. Elle le dessine comme un monde à construire. Le froid gagne du terrain et la tempête approche. Dans l’ici-présent, elle devient le lieu pour se blottir contre les secousses.
[i] RIVARD, Dominique. (2020). « Un grand froid l’accompagne », Cigale, no. 2, p. 70.
[ii] RIVARD, Dominique. (2020). op.cit., p. 74-75.
[iii] GLADU-DROUIN, Camille. (2017). « Lancement du Carnet des tempêtes de Dominique Rivard », Baron mag, [en ligne], [https://baronmag.com/2017/12/carnet-de-tempetes-omri/].
[iv] LA FABRIQUE CULTURELLE. (2017). « Dominique Rivard : autoportrait dans la nature », La Fabrique culturelle, vidéo, 6 min. 56 sec., [en ligne], [https://www.lafabriqueculturelle.tv/capsules/9525/dominique-rivard-autoportrait-dans-la-nature].
[v] PERRAULT, Pierre. (1971). « À bout de patience. En désespoir de cause. Poèmes de circonstances atténuantes », Paroles, Montréal, Parti pris, p. 9.
[vi] RIVARD, Dominique. (2020). op. cit., p. 72.
[vii] RIVARD, Dominique. (2020). « Hivernage », Éditions Brise-glace, p. 9.
[viii] RIVARD, Dominique. (2018). « l’absence », Autopublication, p. 2.
[ix] CHARTIER, Danier. (2013). « L’hiver sous les couvertures », Continuité, no. 135, p. 28.
[x] LASNIER, Rita dans : CHARTIER, Danier. (2019). « Penser l’hiver », Relations, no. 805, p. 19.
[xi] BONJOUR LA CÔTE. (2018). « Projet artistique L’île aux signes de Dominique Rivard », Bonjour la Côte, entrevue, 7 min. 08 sec., [en ligne], [https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/bonjour-la-cote/segments/entrevue/60972/ dominique-rivard-projet-ile-aux-signes-anticosti-cote-nord].
[xii] RIVARD, Dominique. (2018). op. cit., p. 2.
[xiii] HAMELIN, Louis-Edmond. (1995). « Le québécisme nordicité : de la néologie à la lexicalisation », Traduction, Terminologie, Rédaction, vol. 8, no. 2, p. 53.
[xiv] CHARTIER, Daniel, Marie PARENT et Stéphanie VALLIÈRES. (2013). « L'idée du lieu », Cahier Figura. Montréal, Université du Québec à Montréal : Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, vol. 34, p. 17.
[xv] RIVARD, Dominique. 2018. op. cit., p. 2.
Une grande mobilité l’accompagne[i]. Comme le vent, l’artiste se nordit en prolongeant son corps dans l’espace froid. Par l’acte nomadique, Rivard parvient à créer du lien avec des lieux jusque-là insondés. Analogie avec la courtepointe d’un récit personnel s'il en est, son marcher au monde lui permet de renouer avec le caractère solitaire des lieux en friche. Gage de mouvement et de circularité – comme le vivant –, la saison vive au-delà du 50e parallèle l’intrigue, lui donne envie de l’habiter. Ainsi, sa transposition dans de nouveaux territoires, motivée par son être en fascination devant l’intemporalité de l’hiver, pousse l’artiste à déployer des mécanismes pour mieux appréhender la spatialité et, par ailleurs, l’ontologie propre au vivre humain.
Faite en rivière, taillée net dans l’éphémère substance de l’eau, elle glisse, éclairée, d’entre les failles du rocher pour vous convaincre de la suprématie de l’imaginaire.[ii]
Aborder le sublime du déplacement – et la géopoétique d’un tel geste migratoire – permet à Rivard de (se) mettre en situation. « Le cœur solitaire est une exacte boussole »[iii] : les espaces vastes qu’elle arpente se manifestent par coïncidence dans ses pérégrinations, où une arrivée à l’orée d’environnements aux imaginaires forts dicte, métronome, ses arrêts nombreux qui accueillent un acte de documentation photographique performatif. La mouvance, l’impermanence deviennent les prismes d’où jaillissent les ramifications du territoire dans l’intime, un prolongement inextricable qui rapièce ce qui devrait d’emblée couler de source. À travers une narration sensible, le voyagement de l’artiste lui permet d’adopter une posture autofictionnelle où son corps diaphane laisse deviner le paysage qui se trouve derrière elle. L’itinéraire qu’elle suit – cartographie temporalisée d’un espace pourtant dépourvu de cet effet du temps contracté – conduit la force du lieu jusque dans les marques de son visage. L’autoportrait appelle l’ouverture du large : comme un vecteur de réappropriation du monde par le soi, le territoire-sujet portraituré se superpose à la photographe photographiée[iv] qu’incarne l’artiste. Le souffle de l’arrêt constitue pour elle une brèche. En se fixant sujet dans un monde froid où l’insonorité trahit l’absence humaine, Rivard révèle le lieu. Comme « les caribous traversent le silence pour souligner le blanc qui neige sur le froid »[v], la transfrontière entre le monde et l’imaginaire du Nord se soulève en tempêtes. L’artiste, de manière horizontale, trace l’espace de ses contours. Telle le paysage évolutif dans lequel elle se présente racine, l’image opère des renvois. En tissant son rapport particulier avec la saison et en en incarnant ses spécificités, Rivard exploite le regard du public afin de faire brillance sur les détails des lieux – spatiaux et intimes – qu’elle donne à voir. Se tenant là, activant le déclencheur la capturant, son exercice consiste à occuper tour à tour le rôle de metteuse en scène et d’actrice, détournant le voir et le vu. Ainsi laisse-t-elle une empreinte de ses passages, de ses dérives : déposées à même sa poésie visuelle, ses traces répondent à sa nécessité de « s’inventer illimitée, par l’image de sa propre représentation »[vi]. L’hivernie, magnifiée par la région de l’immense, trouve refuge chez Rivard.
j’ouvre mes ci[e]ls à ta neige; en[g]lace-moi entière[vii]
Articulatoires, ses photographies sont discours. À l’instar de ses périples, elles se négocient par aller-retours : les multiples jeux d’échelles qui s’imprègnent en elles activent leur construction et participent à la mise en lumière d’un indiscernable d’amplitude. L’œil gravite dans les recoins de l’image-récit. L’artiste, à la rencontre de ce regard, l’invite à traverser son corps pour se rendre jusqu’à l’ailleurs, et toucher cette tension du blanc immaculé qui ne sait se limiter. « Que croire d’un royaume qui, invisible, se définit à perpétuité? »[xiii] Par l’accumulation de leur imagerie, le réel et l’imaginaire appellent conjointement un nouvel espace symbolique. Comme projection, l’autoportrait devient une ligne transparente : le dispositif mis au travail révèle une possible présence et permet à Rivard de s’inscrire dans le pays[ix], elle-même repère dans le balayement des neiges.
Saison silenciaire, l’hiver témoigne de l’alentissement[x] du monde. Découpées des villages, les plaines blanches accueillent le rythme d’une errance elle-même perpendiculaire à l’impératif du temps occidental. « Parcourir la route longue, suivre la rivière »[xi] devient un leitmotiv pour Rivard. Elle reproduit la glissité propre au tapis parcourant l’échine de la côte nordique. Sa pérégrination performative est un acte où se revendique l’éloignement : captées sans témoin, ses images sont des archives qui, elles, détiennent le potentiel subversif de la rencontre au milieu de l’immobile. Rivard, par sa présence au monde, révoque à l’hiver son degré d’absence dans l’écologie des saisons qui passent et fuient.
L’absence s’écarte, part vers tout ce qui réside dans les silences de l’aire protégée. […] Ailleurs, les glaces progressent. L’absence passe en secret des épreuves orageuses où les réticences se logent. […] Ainsi, l’absence demeure là dans les heures sauvages. Là, vivant suspendue pour l’abstrait d’un autre part.[xii]
Comme référent spatial et social, la saison froide demande d’appréhender les êtres qui y vivent à partir de la géographie de ses lieux septentrionaux. Réfléchir le Nord comme une réalité première[xiii] réfracte la tentation de le déduire. Son parcours permet d’en explorer les spécificités, tout en appelant l’idée du lieu[xiv] – il est un ensemble de signes dont la pratique de Rivard prend acte dès lors qu’elle tombe dans la production d’un tissu discursif. Dans la foulée, couplé de ses images-témoin, l’espace du livre se dédie à elle comme journal de bord. De sa marche au monde, une chose reste. L’appel du vaste opère une translation dans un lieu tangible; l’expérience vécue se déplie dans une publication qui lui surexiste. L’artiste, par son entremise, se raconte dans l’image où le mot se déplie. La cohabitation de ces derniers ressasse l’aspect documentaire des imaginaires convoqués – elle participe à une nouvelle nomenclature de l’hiver.
Prendre le large acquiert ainsi toute sa signification dans la pratique de Dominique Rivard. Dans la succession de ses changements de lieux s’incarne l’idée de liberté mise à l’œuvre dans son mode de vie. Sa mouvance, ultime condition de sa pratique, est à la fois celle qui permet la mise en scène et celle à l’œuvre dans la scénographie du sujet photographié. Tel un chuchotement, « [l]e clair de ton regard cogne sa saison »[xv]. De ses rencontres avec le réel à ses renvois dans l’imaginaire, l’artiste travaille le perceptible dans un geste de réappropriation intime. Elle le dessine comme un monde à construire. Le froid gagne du terrain et la tempête approche. Dans l’ici-présent, elle devient le lieu pour se blottir contre les secousses.
[i] RIVARD, Dominique. (2020). « Un grand froid l’accompagne », Cigale, no. 2, p. 70.
[ii] RIVARD, Dominique. (2020). op.cit., p. 74-75.
[iii] GLADU-DROUIN, Camille. (2017). « Lancement du Carnet des tempêtes de Dominique Rivard », Baron mag, [en ligne], [https://baronmag.com/2017/12/carnet-de-tempetes-omri/].
[iv] LA FABRIQUE CULTURELLE. (2017). « Dominique Rivard : autoportrait dans la nature », La Fabrique culturelle, vidéo, 6 min. 56 sec., [en ligne], [https://www.lafabriqueculturelle.tv/capsules/9525/dominique-rivard-autoportrait-dans-la-nature].
[v] PERRAULT, Pierre. (1971). « À bout de patience. En désespoir de cause. Poèmes de circonstances atténuantes », Paroles, Montréal, Parti pris, p. 9.
[vi] RIVARD, Dominique. (2020). op. cit., p. 72.
[vii] RIVARD, Dominique. (2020). « Hivernage », Éditions Brise-glace, p. 9.
[viii] RIVARD, Dominique. (2018). « l’absence », Autopublication, p. 2.
[ix] CHARTIER, Danier. (2013). « L’hiver sous les couvertures », Continuité, no. 135, p. 28.
[x] LASNIER, Rita dans : CHARTIER, Danier. (2019). « Penser l’hiver », Relations, no. 805, p. 19.
[xi] BONJOUR LA CÔTE. (2018). « Projet artistique L’île aux signes de Dominique Rivard », Bonjour la Côte, entrevue, 7 min. 08 sec., [en ligne], [https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/bonjour-la-cote/segments/entrevue/60972/ dominique-rivard-projet-ile-aux-signes-anticosti-cote-nord].
[xii] RIVARD, Dominique. (2018). op. cit., p. 2.
[xiii] HAMELIN, Louis-Edmond. (1995). « Le québécisme nordicité : de la néologie à la lexicalisation », Traduction, Terminologie, Rédaction, vol. 8, no. 2, p. 53.
[xiv] CHARTIER, Daniel, Marie PARENT et Stéphanie VALLIÈRES. (2013). « L'idée du lieu », Cahier Figura. Montréal, Université du Québec à Montréal : Figura, Centre de recherche sur le texte et l'imaginaire, vol. 34, p. 17.
[xv] RIVARD, Dominique. 2018. op. cit., p. 2.