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Maude Arès, Détail de l’activation au cours de l’exposition: « L’algue flotte dans une rivière, amenée par le début de l’eau, elle s’agrippe à la pierre, elle y reste longtemps », 2019. Matériaux trouvés. © Manoushka Larouche.

et ce geste qui trouve, qui attrape, qui construit...

Ex_situ | 2021
> No. 27, Décompositions, p. 40-47.


















Maude Arès, Détail de l’exposition: « L’algue flotte dans une rivière, amenée par le début de l’eau, elle s’agrippe à la pierre, elle y reste longtemps », 2019. Matériaux trouvés. © Manoushka Larouche.






















Maude Arès, Détail de l’exposition: « Les moyens délicats et précaires de lier des objets », 2017. Matériaux trouvés. © Maude Arès.
Maude Arès, Vue partielle de l’exposition: « Ne pas oublier de déposer un cil », 2018. © Maude Arès.




























Maude Arès, Saisie de la vidéo: « Exploration entre mains et outils-mystères », 2016. En collaboration avec Alexandre Bérubé. © Maude Arès.
La matière se meut et s’agite; elle respire, puis s’altère ou devient autre. Au bout de chacune des lignes tracées sur les sols du monde, qu’ils soient asphaltés ou terreux, un caillou, une plume, des brindilles revendiquent une existence particulière. Avant de se rapporter à autre chose, ils sont, simplement. Et puis des pistes se dessinent à leurs côtés: l’empreinte d’un monde humain qui bouillonne, en parallèle de ces petits objets qui sollicitent qu’un regard se posent sur eux, pour mieux pouvoir jaillir. En marge du monde, tous ces corps sont, avant d’être constitutifs de choses plus grandes qu’eux, des sujets à part entière. Intrinsèquement, le réel demande d’émerger; d’être trouvé et dévoilé.

C’est par ses déambulations nombreuses que Maude Arès cultive l’immanence du monde, en y actualisant sa présence et en rendant à ce qu’elle croise le degré de réalité qui lui revient. En effet, les chemins qu’elle emprunte sont parsemés de rencontres fortuites : un objet, une matière, un débris, un corps l’affleurent. Alors, ils deviennent sujets, réclament leur agentivité, racontent leurs histoires. Cette intimité que l’artiste entretient avec la matière constitue une brèche dans la banalité du quotidien. Une ouverture, une écoute, une attention sont jetées sur ce qui, autrement, se déroberait au regard[i]. S’ils suscitent d’emblée l’intérêt, la curiosité et la surprise chez elle, ces petits objets ont le pouvoir de constituer une passerelle entre le monde réel et le monde imaginaire. Ils ont également le don de toucher, d’émouvoir, de provoquer une émotion chez le·la marcheur·euse. Par cette connexion, la contemplation laisse place à l’action. Un dos se courbe, des genoux se plient, une main plonge. Et ce geste qui trouve, attrape.

La craie bleue que je prends dans ma main marque mon corps, comme un fossile dans la terre. Quelques instants plus tard, je ne tiens plus la craie, mais détiens une mémoire, une empreinte de son passage.[ii]

Le prélèvement joue un rôle fondamental dans la pratique d’Arès. Par le biais de cette collecte minutieuse d’objets banaux mais porteurs, elle dévoile des microcosmes oubliés. Elle sonde un espace où règne le non-construit, puissant d’imaginaire et brûlant d’existence. Dressé sous nos yeux, il faut arrêter notre course pour l’appréhender, sans quoi il reste réduit à l’invisibilité[iii]. Le temps acquiert alors une fonction impérative dans son travail, puisqu’il laisse libre cours à une observation qui révèle toutes les subtilités du monde tangible. De cette façon, Arès sacralise l’attention: elle lui octroie le rôle de moteur dans ses relations à l’autre, que cet autre soit inerte ou vivant.

Si étrange que cela puisse paraître, dans ce monde positif, actif, bruyant qui est le nôtre, où toutes ces choses sont fonctionnelles, rationalisées, immédiatement utiles, il règne une angoisse inexprimée mais permanente qui ne trouve de soulagement que dans la rêverie. C’est en regardant le réel de très près, en nous égarant en lui, en nous perdant dans les dédales du concret que nous trouvons un répit au malheur de la lucidité. […] Nous avons appris à voir.[iv]

Les démarches de repérage et de prélèvement mises de l’avant par Maude Arès donnent aux sensibilités humaines une nouvelle portée. Tous ces objets cueillis au ras du sol sont méticuleusement consignés, tels qu’ils ont été aperçus par l’artiste. Dans de petits boîtiers identifiés, une branche de cèdre côtoie un amas de sable, une roche tranchante fréquente un champignon à la constitution particulière. Une coccinelle siège. L’ensemble attend le moment de sa sortie en public, où chacune de ses composantes se performera sous les gestes discrets de Maude Arès – ces gestes qui construisent, mais qui laissent aussi les choses se construire.

Au fil de sa rencontre avec les différents matériaux collectés, certains sont habilités : ils mutent, devenant des outils-mystères. Ceux-ci constitueront les prolongements du corps de l’artiste lors de ses interventions performatives. S’évertuant à manipuler les matériaux récoltés à l’aide de ces excroissances, le rapport physique qu’Arès entretient avec les objets sélectionnés est inédit : elle a un impact sur le monde matériel sans pour autant pouvoir le contrôler de manière directe[v]. Dans Explorations entre mains et outils-mystères (Maude Arès, 2016), par exemple, un bâtonnet de bois accueille un raboutage de pâte à modeler, lequel enrobe une corde plus ou moins rigide au bout de laquelle est fixée une aiguille. Bougeant à peine l’outil, Maude Arès lui permet d’acquérir ses possibilités. L’aiguille se tord sur elle-même, son tournoiement incontrôlable, peinant à piquer la main vers laquelle elle tangue. Son geste improbable et précaire révèle une fascination à la fois physique et philosophique qu’a l’artiste : la portée du risque, de la coïncidence et du hasard dans l’occurrence d’évènements engendrés par la matière elle-même[vi]. Cet intérêt guide la pratique d’Arès, qui adopte une posture d’écoute, d’accueil et de disponibilité à l’égard de toutes ces petites choses en lesquelles elle a d’abord cru. Elle les écoute parler.

Le fait que j’accorde autant d’attention à des choses aussi petites, aussi anodines, crée sans doute un contexte favorable pour ces jeux de projections imaginaires. Dans l’idée de « performer l’objet », il y a ce double mouvement : éprouver ce que peuvent faire – et nous faire – ces fragments d’objet, ce qui sort d’eux et nous atteint, et simultanément, ce qui vient de nous et qu’on projette sur la matière.[vii]

Disposant les matériaux issus de ses boîtiers sur de longues et larges surfaces, elle prend le pouls des éléments dispersés. Elle analyse les probabilités de leurs mouvements, les circonstances estimées de leurs rencontres à venir. Elle donne enfin le coup d’envoi par une action tantôt hasardeuse, tantôt calculée, qui agira comme élan pour que ces objets se répondent entre eux.

Les matériaux qui s’additionnent provoquent des séries d’évènements singuliers, aléatoires et imprévisibles : les trajectoires qu’ils parcourent sont jalonnées d’entrechoquements qui redéfinissent le passage qu’ils se fraieront dans leur suite du monde. Leur mise en jeu dans l’arène qu’Arès met en branle donne à ces objets le pouvoir de former un nouvel écosystème, tout en convoquant le souvenir des environnements qu’ils ont habités en premier lieu. Ces dialogues, façonnés par les histoires inscrites en eux et par celles qu’ils arrivent à raconter collectivement, sont signes d’une construction sensible entre l’être et le devenir; entre l’être-soi et le devenir-ensemble.

Chacun des éléments d’un parcours laisse une trace, une mémoire sur le corps des éléments rencontrés; parfois visible, parfois invisible.[viii]

Par sa pratique, Maude Arès nous convie à une lecture oblique et transversale du monde. À travers ses gestes, elle explore la charge et la mémoire des matériaux, revitalisant l’imaginaire par les tensions dramatiques qui surgissent de leurs interactions. Le temps fait les choses. Un accident, puis un autre, surviennent. Des quelques mouvements qu’elle impose aux objets, en agitant du bout des doigts ses outils-mystères, Maude Arès devient la scénographe de tous ces destins croisés. Ses activations tracent les contours d’un univers à venir où une attention nouvelle, à l’écart de la vitesse, donne à l’individu la possibilité de s’immerger dans chaque détail des matières côtoyées au quotidien. La délicatesse et la finesse avec lesquelles Arès aborde les matériaux donnent à son travail une esthétique relationnelle qui réhabilite le non-construit comme composante authentique et essentielle de nos vies. Elle se soustrait à la sujétion habituelle qui a cours entre l’humain et le non-humain, et au rapport productiviste qui cherche à poser une finalité à chaque geste, chaque action; chaque objet aussi. Ces rapports ainsi revisités témoignent de l’élasticité des concepts imbriqués dans nos cosmologies sociales, politiques et idéologiques. Par sa lenteur, le travail de Maude Arès offre une poésie qui se laisse percevoir par les sens. Et de nouveaux possibles naissent.



[i] LANDRY, Mylène. (2020). « L’essence relationnelle des formes vivantes », ce qui du monde se prélève permet à l’œil de s’ouvrir, Galerie de l’UQÀM, Montréal, p. 18.
[ii] 
ARÈS, Maude. (2020). « Le temps est long comme un cheveu, comme la pelure d’une orange ou comme celui qu’il faut pour maintenir un équilibre. », Cigale, no. 2, p. 44.
[iii] 
RICHARD, Jean-Pierre. (1955). « Poésie et profondeur », Éditions du Seuil, France, p. 10.
[iv] 
ONIMUS, Jean. (1962). « Face au monde actuel », Éditions Desclée de Brouwer, Belgique, p. 10.
[v] 
MORIN, Julie-Michèle. (2019). « Maude Arès, L’algue flotte dans une rivière, amenée par le débit de l’eau, elle s’agrippe à la pierre, elle y reste pour longtemps, OFFTA, Galerie de l’UQÀM, Montréal; Boris Dumesnil-Poulin, Le nuage de l’inconnaissance/The Cloud of Unknowing, OFFTA, Monument National, Montréal; Jaha Koo, Cukoo, FTA, Cinquième Salle, Place des Arts, Montréal », esse arts+opinions, no. 97, p. 109.
[vi] 
ARÈS, Maude et Julie SERMON. (2019). « De la délicatesse et de la ténacité. La poétique matérielle et attentionnelle de Maude Arès », Agôn, vol. 8, p. 4.
[vii] ARÈS, Maude et Julie SERMON. op. cit., p. 9.
[viii] ARÈS, Maude. (2020). « Le temps est long comme un cheveu, comme la pelure d’une orange ou comme celui qu’il faut pour maintenir un équilibre. », Cigale, no. 2, p. 44.

Maude Arès, Saisie de la vidéo: « Extrait du Tournage débutant avec la poudre d’une craie bleue », 2018. En collaboration avec Samuel Trudelle-Gendron et Thomas Germanaud. © Maude Arès.