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Natascha Niederstrass, Vue d’exposition: Sans titre (L’envers de la pyramide) et Sans titre (Hommage à l’assistante de Bautier de Kolta), The Vanishing Woman / Escamotage d’une femme, Galerie Patrick Mikhail, 2022. Crédit photo : Maxime Brouillet.

Déployer les détours de l’histoire: la force agissante de Natascha Niederstrass

Ex_situ | 2022
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Natascha Niederstrass, Sans titre (Lévitation d’une dame). The Vanishing Woman / Escamotage d’une femme, Galerie Patrick Mikhail, 2022. Crédit photo : Maxime Brouillet.
















Natascha Niederstrass, Sans titre (Hommage à l’assistante de Bautier de Kolta) et Sans titre (disparition 1 à 7). The Vanishing Woman / Escamotage d’une femme, Galerie Patrick Mikhail, 2022. Crédit photo : Maxime Brouillet.
















Natascha Niederstrass, Sans titre (Hommage à l’assistante de Bautier de Kolta), The Vanishing Woman / Escamotage d’une femme, Galerie Patrick Mikhail, 2022. Crédit photo : Maxime Brouillet.
Mobilisée par les questions entourant nos manières d’écrire l’histoire, Natascha Niederstrass travaille, depuis 20 ans, à déjouer les modes de narration habituels par une méthodologie singulière, passagèrement similaire à l’enquête scientifique, forensique. Archéologue de faits divers, elle renverse, par sa pratique, le risque d’unilatéralité qui accapare souvent le geste du faire-récit. Naviguant à travers une matière particulière, à savoir l’archive, elle se livre à la porosité conceptuelle et formelle de son médium. Quelle est la valeur du fait? L’archive possède-t-elle une autorité dans la construction de nos trames narratives?

Par une posture critique, Niederstrass mène, pour chacun de ses projets, une fouille exhaustive pour dépouiller le savoir de ses angles morts, à l’instar des corps qu’elle met en scène. Sa démarche la conduit à poser un regard engagé sur la question de l’objectivité, dans une perspective de mise à l’épreuve des canons historiques. Elle demande en réalité : qui raconte l’histoire?

La recherche, une méthode pour narrer

Son intérêt pour le fait divers commence comme celui de tout le monde : en tombant sur une histoire à tomber des nues dans le journal laissé sur un coin de table. Niché sous le poids des pages, fin dernier après tous – la valeur du fait divers se déploie dans son désintérêt généralisé, qui lui permet en fait d’exister de manière particulière, attestant de sa présence singulière dans l’imaginaire collectif. Pour celle qui s’attarde aux mécanismes de l’histoire, il y a au centre de ces nouvelles incongrues des textures intéressantes, des polarités qui captent l’attention. Une frange de ces faits divers, le plus souvent des crimes non-résolus, montre qu’ils sont les lieux de contrastes inhabités qu’il faut ressasser pour redonner vie à leurs détails.

Niederstrass s’en fait une quête : revitalisant ces sujets tombés dans les crevasses de nos mythes, elle les fait siens, adoptant une posture de soin pour ces récits étonnants, quelquefois lugubres et souvent pathologiques, qu’elle convoite. Légitimant ainsi la portion d’histoire qu’ils portent en eux, l’artiste se prête à un jeu de recontextualisation qui lui permet de faire émerger de nouveaux discours et de mettre en lumière les différents mécanismes de monstration qui paramètrent l’autorité du dire.

L’archive, dans ce contexte, se trouve à l’orée de sa démarche; elle en est l’étincelle première. Captivée par la construction narrative de ces bribes journalistiques, Niederstrass mène à son tour une recherche méticuleuse qui lui fait ratisser chaque détail oublié – là où s’opère le choix, la mise en action de la subjectivité, ce qui a été épargné dans le récit. Car comme matériau de recherche autant que comme matériau de création artistique, l’archive active des possibilités de représentations qui chatouillent les limites du regard et des images[i]. Et c’est précisément ce qui intéresse l’artiste.

Disparitions subjectives: poïétique des corps fantomatiques

The Vanishing Woman | Escamotage d’une femme, présenté à VU Photo dans le cadre de la 10e édition de Manif d’art (Les illusions sont réelles, comm. Steven Matijcio, 2022) et faisant l’objet d’une exposition solo à la Galerie Patrick Mikhail (jusqu’au 19 décembre 2022), est le dernier corpus de l’artiste, qui fait bien état des préoccupations habitant le geste de revisite historique et archivistique qu’elle active. À travers cette production, l’artiste convoque, par une imagerie inspirée des spectacles de magie du 19e siècle, les itérations de corps féminins voués à disparaître par toutes sortes de trucages. Si d’emblée l’univers ciblé semble se frotter à un fait divers ancien un brin éloigné de nos quotidiens, il aborde en réalité de manière frontale l’invisibilisation des femmes qui a toujours été, de nature, liée à nos manières d’écrire l’histoire. Une omission loin d’être enchâssée dans une époque particulière, puisque toujours bien actuelle.

Se déploient dans l’espace de grandes photographies où des corps vaporeux se laissent entrevoir. Vêtues de noirs, ces silhouettes sont dissimulées par le fond noir qui empêche de deviner leur contour – hormis des mains et des pieds dénudés qui, tenus par la modèle et la prolongeant, éclatent dans l’image. Sept portraits se font suite sans qu’aucune identité ne soit devinée: la série se joue ainsi des codes-mêmes de la pratique portraitiste, qui s’insère dans une histoire de l’art profondément masculine où les femmes se faisaient d’abord objet du regard du peintre. Proposant un renversement, le projet opère une translation manifeste de nos appréhensions du réel. Il inverse les apparitions et réclame de nouvelles lectures.

À cette série frontale qui tapisse un pan de la galerie et se frotte à la performativité et la manipulation du corps absent s’ajoutent des œuvres qui, d’une nouvelle manière, réfléchissent aux codes ayant en d’autres temps permis aux tours de magie d’être si acclamés par le public, puisque subvertissant la présence féminine jugée trop importante dans l’espace public par une disparition évanescente et subite de leurs chairs plaisant aux hommes. D’entre elles, Sans titre (L’envers de la pyramide) et Sans titre (Lévitation d’une dame) mettent en scène le jeu de cartes traditionnel et sa figure de la Dame – isolée pour mieux cerner son rapport d’existence vis-à-vis les autres. Montrant un château de cartes dont les Reines ont été obscurcies, l’artiste photographe capte la structure sociale dans laquelle s’enchâsse la femme, faisant miroiter le reflet inversé d’une hiérarchie encastrée. En écho, un fil invisible – mais malgré tout visible par son tournoiement et les lumières qui se heurtent à sa matérialité – fait graviter en suspension la Dame de pique, figure contestée de l’imaginaire socio-politique d’alors. Reprenant le jeu de la Dame de pique, aussi appelé le jeu de la Vieille fille ou de la Pisseuse, Niederstrass réfléchit en oblique le contexte qui a fait naître cette nomenclature: une envie tacite de se débarrasser de la femme, dans le ludique comme dans le réel.

Haut fait de l’exposition: une installation centrale trônant dans l’espace, intitulée Sans titre (Hommage à l’assistante de Bautier de Kolta). Déjà, une forme de mise en valeur de ce qui a été longtemps écarté semble poindre. En faisant écho à l’assistante de, Niederstrass explore les liens qui unissent le magicien à son bras droit, dont le rôle n’est que de disparaître. L’œuvre repose sur une assertion forte. Formellement, un socle surmonté d’une chaise, elle-même enveloppée d’un voile, rappelle un dispositif utilisé dans les spectacles de magie desquels Niederstrass s’inspire. Une ruse scénographique permet un jeu de perception intelligent: au mur, une photographie à identique hauteur de la chaise montre une tête recouverte elle aussi d’un drap, créant un aller-retour visuel entre la plasticité de l’installation et celle de l’image bidimensionnelle.

La technique de la reconstitution agit comme pièce de résistance de l’exposition: c’est par le biais d’un langage visuel préexistant issu de l’univers magique que l’artiste encode ses projets. Les dotant d’une nouvelle charge narrative, elle les fait parler de présence et d’absence par une oscillation agile entre ce qui se voit et ce qui ne se voit pas, un motif bien connu de la magie et que le vecteur d’illusion de la photographie permet à l’artiste.

« Une image [est-elle] toujours prise dans le mouvement même de sa lecture? »[ii]

Détourner les codes du vu ou du donné à voir anime sans conteste la pratique de Niederstrass: la reconstitution historique, la restitution narrative et la re-situation archivistique sont autant de mécaniques qui, par la photographie et l’installation entre autres, rendent à l’artiste ses leviers pour jouer avec son public. Sa recherche, interrogeant les mobiles d’un récit donné, s’emploie à colliger les détails enfouis de celui-ci. C’est par la mise en scène qu’elle les redéploie dans l’espace et qu’elle arrive à solliciter le déchiffrement de tous ces séquencements factuels qu’elle a reformatés. La part de vérité objective à partir de laquelle Niederstrass crée constitue une piste subtile qu’elle s’amuse à brouiller.

Résolument féministe, le travail de Niederstrass fait résonner une piste: pourquoi nos corps disparaissent-ils? Les échos de ce questionnement appellent à travailler les fragments de récits qui nous auraient échappé, comme une invocation pour se rappeler des oublié·e·s. Prenant tantôt la forme d’enquêtes à résoudre, encore de méditations perceptives sur le temps et l’espace, les dispositifs de Niederstrass « offre[nt] des expériences actives de construction de récits »[iii]. Travaillant habilement les codes de la perception humaine, l’artiste réfléchit les sillages de nos lectures du réel et traite du visible et de l’invisible dans une perspective de revalorisation des existences historiquement effacées. Nécessaire, l’exercice qu’elle conduit explore des stratégies politiques visant à contourner la matrice linéaire de l’histoire. Indicielle, l’image porte une trame narrative que Niederstrass fouille, déjoue et recompose.



[i] MAVRIKAKIS, Nicolas. (2018). « De l’assassinat comme un des beaux-arts », Le Devoir, édition du samedi 17 et dimanche 18 février, p. 37.
[ii] LUSSIER, Alexis. (2015). « Scène perdue d’un crime », Spirale Magazine, no. 251, p. 20.
[iii] RANNOU, Pierre. (2014). « Habilitation au récit », Esse, no. 82, p. 85.