Galadriel Avon
Vue de La forêt du chevreuil à lunettes (2016) + L’éclaircie (2018), de Yan Giguère, exposée au Centre d’art de Kamouraska. Crédit photo : Yan Giguère.

Écouter l’écho des marées pour panser les corps, et l’avenir

Ex_situ | 2021
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En bannière : Joan Sullivan, Fleuve fragile | Thin Ice (2020), Jardins de Métis.


























Vue de Les grands bateaux attendent (2017), de Baptiste Grison, exposée au Centre d’art de Kamouraska. Crédit photo : Ivan Binet.

























Vue de Les chemins de vague (2020), de Nadine Boulianne, exposée aux Jardins de Métis. Crédit photo : Centre d’art de Kamouraska.
La 10e édition de la Rencontre photographique du Kamouraska sonde la thématique des recommencements. Sous le commissariat d’Ève Cadieux, sa programmation principale, qui offre à voir les propositions de sept artistes, est à voir jusqu’au 26 septembre au Centre d’art de Kamouraska ainsi qu’au quai de Kamouraska. Les expositions satellites de l’évènement, qui font se croiser quatre autres expositions, se déploient au Musée du Bas-Saint-Laurent et aux Jardins de Métis.

Nos recommencements : regarder le fleuve en face

Alors qu’elle cherche à penser notre constant désir de faire, défaire et refaire, la 10e édition de la Rencontre photographique du Kamouraska, qui aborde les recommencements, nous pousse à réécrire le long cours de nos vies. Ce sont en effet les fluctuations et les mouvances de l’existence qui rehaussent les réflexions planant dans les espaces de diffusion bas-laurentiens mis à profit, ces propositions prenant le fleuve comme analogie. À l’instar de ce dernier, nos vies bougent et se transforment au rythme des vagues qui s’y accostent. Comme autant de ressacs et de remous, les expériences qui nous forgent génèrent un cycle en perpétuelle marche – des marées. Le fleuve, toujours spectaculaire et sujet d’émois habitués, est un prisme changeant qui, chaque fois qu’on le regarde, se montre sous de nouveaux jours. La lumière qui se pose sur lui, le rythme que lui souffle le vent, les nuages qui lui donnent un air ténébreux ou le soleil qui lui confère une brillance sans pareille sont autant de marques qui le paramètrent et lui donnent sa signature inimitable. Suscitant l’émerveillement, il peut, néanmoins, être aussi dramatiquement fragile et consternant. S’y arrêter et le concevoir différemment, puis prendre le pouls de l’apparentement tangible entre ses propres fluctuations et celles de l’histoire humaine, constitue l’orientation de cet événement d’envergure où plusieurs artistes ont cherché à rencontrer le fleuve autrement.

Sur son promontoire, juché entre les champs et le reste du village, le Centre d’art de Kamouraska occupe un espace significatif dans la lecture du thème et des dialogues engendrés par les pratiques à l’œuvre dans la 10e édition de la Rencontre photographique du Kamouraska. Ses larges portes datant de 1888, constamment ouvertes, laissent entrer un effluve salin dans les pièces de cet ancien palais de justice, et ses fenêtres, donnant sur le fleuve, ont aussi leur rôle à jouer dans l’expérience du·de la visiteur·euse.

Se succèdent, dans les quelques salles d’expositions du château de Kamouraska, le travail de six artistes québécois·e·s qui se sont intéressé·e·s à cette notion du recommencement, qui prend d’ailleurs un nouveau sens avec la période actuellement traversée à l’échelle planétaire. Ce sont les œuvres de Yan Giguère qui se déploient dans une première salle, et qui par leur accrochage convaincant demandent à l’œil qui s’y pose de renouveler son rapport à l’image, qui déroge de sa narration habituelle. Ses séries La forêt du chevreuil à lunettes (2016) et L’éclaircie (2018) se chevauchent ici de manière à forcer une relecture de leur contenu. La disposition, qui fait penser à la longueur d’un film photographique, se rapproche de la technique à l’argentique qui a été employée. Plaquées sur des supports en bois de différentes épaisseurs, les photographies interagissent formellement les unes avec les autres. Elles s’intercalent et jouent avec l’idée de profondeur, imposant de nous en approcher afin d’examiner davantage leur échelle et le récit – non linéaire – qu’elles portent. Non la moindre, cette première réflexion sur la charge de l’image est au cœur de plusieurs démarches des artistes de cette Rencontre photographique.

La salle centrale de l’ancien palais de justice propose quant à elle un frottement entre les propositions de Bertrand R. Pitt et d’Ivan Binet. D’abord, des œuvres photographiques vaporeuses de formats divers marquent notre entrée dans cet espace aéré aux plafonds très hauts. Ce projet de Bertrand R. Pitt, Écho, est à la croisée de recherches conceptuelles et visuelles. Des ondes de pistes sonores, minutieusement choisies, mettent à profit des entrevues, des discours ou des extraits littéraires qui nous projettent dans une fresque sociale et politique référant à des passages collectifs historiques. Celles-ci ont été numériquement intégrées à autant de photographies paysagères, reproduisant ainsi la silhouette d’îles ou encore la lisière de forêts. Misant sur l’usage de codes QR pour faire cohabiter l’image avec sa piste sonore, la série photographique se lit dès lors différemment, couplant notre contemplation naturelle à une présence intellectuelle soutenue. Le territoire tangible devient par la bande un territoire idéel. À l’instar de ce projet, les Vases communicants d’Ivan Binet, de même que sa série Les Baies, rendent aussi visibles des manipulations numériques. Ce sont ici des paysages renversants et renversés, déstructurés puis retravaillés, qui sont mis à l’honneur par l’artiste. Faisant osciller le·la lecteur·trice de l’image entre fiction, imaginaire et réalité, les réverbérations de ces motifs naturels, tels montagnes et rivières, créent des échos non pas sonores, cette fois, mais plutôt visuels.

Au deuxième palier se déploient encore trois propositions singulières. Poétique et sensible, Les grands bateaux attendent inaugure l’étage par un affichage épuré dont la régularité des petits formats photographiques incite à analyser la corporéité des œuvres. Quarante-trois images circulaires, comme autant d’hublots rivés sur la mer, témoignent d’une observation récurrente faite par l’artiste Baptiste Grison. À partir de sa demeure, le photographe guette les bateaux attendant qu’une place se libère à leur quai de destination, puis capture, en superposant la lentille de son appareil photo et celle de sa lunette d’approche, le signal lumineux qui indique la fin de l’attente pour ces paquebots. En résulte une série de photographies aux couleurs saisissantes, souvent prises à l’aube ou à la pénombre, et au rendu trouble, teinté par les quelques lentilles traversées par le sujet de ces images. Au sortir de cette salle se trouvent des constructions tridimensionnelles pensées par l’artiste de Rivière-Ouelle Émilie Rondeau. Avec sa série de quatre bas-reliefs, elle fait côtoyer des matières brutes à des photographies prises au gré des saisons dans le Kamouraska. Du bois, découpé au laser, se superpose à des structures de métal venues encadrer notre rapport traditionnel à l’image. Sa (Re)construction s’interprète ainsi comme une tentative de remanier le genre du paysage, cherchant à structurer ou déstructurer les motifs captés plutôt qu’à les faire voir de manière contemplative. Finalement, le projet L’île-aux-Basques – Euskaldunen Uhartea, de l’artiste Joan Fontcuberta, vient clore le parcours proposé au cœur du bâtiment patrimonial. Sa mise en scène relate l’épopée des baleiniers qui, au 16e siècle, s’accostaient à l’Île-aux-Basques pour pêcher. L’artiste se réapproprie le jeu narratif de ce récit, faisant désormais dialoguer images réelles et images factices comme autant de preuves documentaires ethnographiques. Il fabrique de nouvelles perspectives sur ce segment du passé où, par le prisme d’une réflexion critique, il analyse la crédibilité et l’esthétisme du discours historique.

À travers la programmation principale de la 10e édition de la Rencontre photographique du Kamouraska plane ainsi un franc désir d’appréhender le monde autrement, en convoquant tous les sens possibles. C’est ce pari que prend d’ailleurs l’exposition de Caroline Hayeur, Radioscopie du dormeur, en immergeant le·la spectateur·trice au cœur même des marées – et de nos marées. Son projet montre de manière sobre les comportements humains qui façonnent nos nuits. Le sommeil, face cachée de la conscience, lui permet de parler avec sensibilité de la perpétuelle rythmique de nos vies et de ses recoins intimes, sacrés. Un versant de son œuvre, une projection vidéographique nocturne se tenant au pas des escaliers du Centre d’art, cohabite avec une autre série, cette fois photographique, prenant le large sur la structure du quai de Kamouraska. C’est son constant avoisinement du fleuve qui lui laisse capter son aspect cyclique, continuel et transformateur, imposant une lecture différente à chaque promenade, dont le trajet est régi par la marée. Bouclant la boucle de cette première brèche au cœur de l’évènement photographique, Caroline Hayeur offre un projet humaniste touchant.

Tantôt par l’immensité du fleuve, tantôt par la microscopie des sujets le peuplant, l’exposition porte une attention particulière aux choses qui nous entourent, et par ricochet aux cycles qui gouvernent notre existence. Le Saint-Laurent devient une surface réfléchissante qui permet aux artistes d’embrasser de nouveaux discours autour de nos pulsions répétitives, incarnées et profondément naturelles.

Investir des lieux pluriels comme autant de perches tendues au public

Des expositions satellites, pensées en périphérie de la thématique sans pour autant y échapper, se greffent à la programmation déjà étoffée de l’évènement. Prenant racine au Musée du Bas-Saint-Laurent et aux Jardins de Métis, les expositions de quatre artistes phares du territoire bas-laurentien – Caroline Bolieu, Geneviève Thibault, Nadine Boulianne et Joan Sullivan – ouvrent de nouvelles pistes de réflexion autour d’un fleuve aussi paisible que changeant.

Si les œuvres de Caroline Bolieu proposent un fleuve estompé, atmosphérique et presque nostalgique, celui-ci est rehaussé d’intenses et percutantes touches rouges brodées par la main de l’artiste. Elles déjouent la valeur attendue d’un paysage descriptif en narrant un récit sur l’appartenance territoriale, un sujet à résonance universelle. À partir de son histoire qui l’a menée à nouer de forts liens avec la région kamouraskoise – autrefois habitée par son ancêtre –, l’artiste tisse dans sa série une corde sensible à laquelle il faut s’atteler pour mieux construire la trame de nos vies, tant personnelles que collectives. La portée intimiste de ces hublots tournés vers la quête d’un enracinement encadre la lecture de cette série photographique empreinte d’une indéniable poésie. Dans le hall du musée du Bas-Saint-Laurent, l’exposition Entre deux marées de Bolieu dialogue, ou plutôt tranche, avec l’exposition Objets de nouveau de Geneviève Thibault. L’artiste, interpellée par le potentiel narratif des objets, entame leur collecte en fréquentant des ventes de garage. Elle met ainsi la main sur certains items, moyennant l’histoire de leur passé auprès du·de la vendeur·euse. Ces quelques trouvailles, d’ailleurs déployées dans l’espace muséal lors de l’exposition, seront par la suite photographiées, processus duquel résulteront quelques polaroïds ensuite plongés dans l’eau salée du fleuve. Détournant l’aspect contemplatif qu’on lui accole naturellement, Thibault lui donne plutôt un pouvoir d’agir en soulignant sa dimension vivante, tumultueuse et continuellement en mouvement. Ses va-et-vient transformeront les photographies, laissant finalement voir de simples traces des objets immortalisés. Elle donne alors toute leur force aux récits qui font jaillir leur mémoire.

Les imaginaires montrés au Musée du Bas-Saint-Laurent s’harmonisent à ceux proposés par Nadine Boulianne et Joan Sullivan aux Jardins de Métis. Disposées en extérieur sur de grands montants de bois, c’est dans le Pré fleuri que s’enracinent les expositions Les chemins de vagues et Fleuve fragile / Thin Ice. À l’instar de celui de Caroline Bolieu, l’univers dans lequel nous plonge Nadine Boulianne est teinté par la relation qu’entretient l’humain avec le territoire. Elle se manifeste cette fois par la surimpression de paysages captés par la caméra de l’artiste, issus de multiples expositions. Au rythme de ses pérégrinations, Boulianne imprègne son film photographique d’autant de motifs naturels qui avoisinent les rives du Saint-Laurent, reproduisant ainsi les ressacs de multiples regards jetés sur des lieux en constante mutation. Analogues à toutes ces expériences qui mobilisent le quotidien et construisent le futur, ces coups d’œil accumulés sont une métaphore du présent en perpétuelle fluctuation. Quant à elle, Joan Sullivan adresse une parole plus robuste à ce fleuve qu’elle ne veut pas voir se briser sous les pas fracassants de l’époque actuelle. L’analysant, elle remarque que les glaces se forment de moins en moins sur les côtes du fleuve à l’hiver, observations qui la conduisent à réfléchir aux manifestations toujours plus alarmantes des changements climatiques qui menacent l’écosystème fluvial. Faisant osciller ses photographies entre la violente précarité du sujet représenté et la douceur suggérée par leurs coloris pastel, c’est surtout son geste qui est l’assise de sa démarche : habituée à documenter ce qui croise son regard, c’est aux prises avec une angoisse naissante quant à l’avenir qu’elle se met à trembler. Ses images proposent alors un mouvement incontrôlable, à l’image du fleuve et des incertitudes qui pèsent sur lui.

Le fleuve, lieu paisible de ressourcement, est aussi terrain de contrastes extrêmes. Évocatrices et frappantes, les expositions suggèrent de le repenser et d’accepter de le comprendre à l’aube de sa fragilité – qui est aussi la nôtre.

Ouvrir les possibles et bercer l’avenir

Inaugurant la Rencontre photographique, un colloque cherchant à (re)penser le fleuve et la mobilisation par l’art a tracé des pistes pertinentes pour une discussion sur l’avenir, qui passe peut-être, comme le suggère sa prémisse, par la voie d’un dialogue plus fécond entre l’art et la science. La conversation, toujours disponible en rediffusion sur le site internet du Centre d’art de Kamouraska – pour un temps limité! –, offre une réflexion sensible, profonde et riche autour d’un futur rêvé pour le fleuve et ses environnements voisins, que nous habitons. Hugo Latulippe, assurant l’animation du colloque, a invité tour à tour quatre intervenantes à prendre la parole autour du thème fédérateur qu’est la portée de l’art dans nos vies.

Le colloque s’amorce par une contextualisation du fleuve Saint-Laurent par la directrice générale de Nature Québec, Alice-Anne Simard. Elle retrace l’histoire détaillée du fleuve et de ses écosystèmes diversifiés, l’abordant de manière plus scientifique pour mieux le rêver par la suite. S’enchaînent les mots d’Ève De Garie-Lamanque, conservatrice de l’art contemporain du Musée régional de Rimouski. Elle relate, à partir de trois exemples clés du milieu artistique, les manières dont la recherche scientifique peut être aidée, soutenue ou influencée par la recherche artistique et créative. La prise de parole de Mélanie Lemire, chercheure à l’Université Laval, porte quant à elle sur les bienfaits d’une alimentation locale portée sur la fraîcheur des produits du fleuve, en partant de l’initiative de Manger Notre Saint-Laurent, exemple évocateur d’un type de consommation axé sur les richesses d’ici. Finalement, c’est Ève Cadieux, commissaire de l’évènement, qui retrace une à une les démarches des participant·e·s de la 10e édition de la Rencontre photographique, permettant au passage de mettre en lumière les vecteurs discursifs de chacun·e en regard d’un futur sain, durable, imaginé collectivement et dynamisé par des horizons pluriels.

Ponctué d’extraits du livre Pour nous libérer les rivières d’Hugo Latulippe, lus par la comédienne Marjorie Audet, le colloque est à la croisée de la théorie et de la pratique. C’est à travers un dialogue finement construit entre diverses perspectives – complémentaires – qu’une vue globale se dévoile sur l’état actuel du fleuve, ses enjeux à venir et la capacité mobilisatrice de l’art à le penser et soutenir sa survie. Positive, cette discussion commande un éveil collectif et est un premier terreau fertile pour la suite du monde.

« L’image gagne en poésie ce qu’elle perd en pouvoir descriptif »[i]

En somme, la 10e édition de la Rencontre photographique du Kamouraska se décline en plusieurs versants qui, rassemblés, forment un tissu conceptuel fort et percutant. Sa programmation donne un souffle nouveau à quiconque convoite le fleuve et en fait l’objet de ses élucubrations. Elle propose un parcours réfléchi au rythme lent, suggérant ainsi une autre voie à la halte touristique usuelle ; on nous invite plutôt à nous déposer et à renouveler notre regard sur le paysage. En ce sens, il devient l’objet de nouvelles réflexions et observations, au lieu d’être un lieu de familiarité. Une intelligence conceptuelle et sensible teinte la qualité de la discussion autour de la thématique des recommencements ; les stratégies muséales de mise en dialogue des œuvres accordent aux expositions une belle organicité. Guidé·e·s par l’instinct du fleuve et par la pertinence des narrations diverses dont il fait l’objet, il nous est possible de dériver, de prendre le temps. C’est finalement à toute la poésie du monde que nous nous ouvrons, pour mieux rêver les possibles et imaginer de nouveaux cycles.



[i] GRISON, Baptiste. « Baptiste Grison; entretien avec l’artiste • dans le cadre de la 10e RPK », vidéo, réalisée par Nicolas Paquet, 2 min 50 secondes, 2021.