Faire parler les glaces pour montrer que le climat s’effrite
Le Devoir | 2023
> lire sur la plateforme originale.
Le Devoir | 2023
> lire sur la plateforme originale.
Dès le 24 février, le centre d’artistes Vaste et Vague propose une exposition qui retrace l’effet des changements climatiques sur les glaces du fleuve, emboîtant ainsi le pas à d’autres lieux de diffusion de l’est du Québec qui font une place particulière aux questions environnementales dans leur programmation. Portrait d’une tendance en déploiement.
À Carleton-sur-Mer, Robin Servant et Joan Sullivan font plonger le public sous la banquise fluviale qui s’amenuise hiver après hiver. Ces artistes du Bas-Saint-Laurent sont sensibles aux effets déjà visibles des changements climatiques sur leur coin de pays. Ils nous invitent à ralentir, dans leur exposition installative, pour écouter la voix des glaces et entendre ce qu’elle a à nous dire.
Robin Servant est un artiste du son qui pratique le « field recording », soit la captation sonore d’environnements. Il a récemment découvert, grâce à l’utilisation des hydrophones, un nouveau monde de textures auditives qui permettent de révéler la vie qui s’agite dans les écosystèmes aquatiques. Dans La voix des glaces, il s’intéresse à ce qui se passe sous cette épaisse couche de gel — sa démarche artistique se heurtant aux effets qu’a la crise climatique sur le littoral. « C’est la première fois depuis 20 ans que les cabanes de pêche sont installées en février et non en janvier [entre Le Bic et Rimouski]. Une chance que j’ai fait mes prises de son l’an passé, parce que ça aurait compliqué les choses. Cette année, il n’y avait tout simplement pas de banquise jusqu’à il y a trois ou quatre jours », explique l’artiste multidisciplinaire.
« Sommes-nous aveugles à ces changements-là ? » C’est la question que se pose Joan Sullivan et qui l’amène à penser son projet photographique autrement. Pour l’exposition, l’artiste a collaboré avec Engramme, un centre spécialisé en estampe, afin d’embosser en braille ses photographies, superposant ainsi à ses images abstraites des extraits des rapports du GIEC. Son œuvre est constituée d’une vingtaine de photos dont la disposition, dans l’espace de diffusion, rappelle des icebergs flottants. Chaque image, suspendue, est rendue accessible à des personnes non voyantes autant qu’à des personnes de diverses tailles — une manière de rendre compte de l’universalité de cette crise. « Je veux que les gens plongent, qu’ils incarnent la glace qui disparaît. […] Ce n’est pas une expo standard; je voulais créer une atmosphère avec les audios de Robin, proposer aux gens l’expérience d’être sur la banquise, dans les vagues. »
Sans être dénonciateur ou militant, le projet met à profit des faits scientifiques bouleversants maniés avec sensibilité par les artistes, une façon pour eux d’arriver à toucher d’abord, et de sensibiliser ensuite. L’exposition propose une expérience plurisensorielle et s’inscrit dans un dialogue social plus large qui touche la communauté locale comme internationale.
Une tendance en déploiement
Les lieux de diffusion artistique de l’est du Québec sont nombreux à miser de plus en plus sur les enjeux environnementaux dans leur programmation. Ils témoignent ainsi de l’omniprésence de ces questions au sein de la communauté artistique.
Des projets récents comme Tryphon. Un cachalot du Saint-Laurent (Cynthia G. Renard, Musée régional de Rimouski), Histoires d’eaux (Isabelle Hayeur, Musée du Bas-Saint-Laurent, à Rivière-du-Loup) et Écosystème(s) (Andrée Bélanger, Musée du Bas-Saint-Laurent) représentent bien l’éventail de propositions qui se rattachent à cette envie de montrer l’impact de l’humain sur son territoire.
La directrice du Festival international de jardins des Jardins de Métis, Ève De Garie-Lamanque, et le directeur général et artistique du centre d’artistes Caravansérail, Philippe Dumaine, font mention d’un élément propre aux régions de l’estuaire du Saint-Laurent: beaucoup d’occasions de collaboration avec les scientifiques se présentent aux artistes, en raison de la forte concentration de programmes universitaires en sciences du vivant et en sciences de la mer dans la région. Mme De Garie-Lamanque, commissaire de l’exposition Tryphon, relate justement que l’artiste Cynthia G. Renard a pour ce projet eu accès aux données du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM), ce qui lui a permis de retracer l’épopée de ce cachalot qui s’est échoué, empêtré dans des fils de pêche, à l’île Saint-Barnabé, près de Rimouski. « La question de la science est très vivante dans l’Est; de mettre en avant des propositions qui traitent de l’environnement contribue aussi à une meilleure diffusion des projets artistiques, parce qu’ils suscitent l’intérêt d’un plus large public », dit celle qui a été conservatrice du Musée régional de Rimouski pendant 10 ans.
Véronique Drouin, codirectrice du Centre d’art de Kamouraska et membre du conseil d’administration de la Société des musées du Québec, croit que l’envie d’inclure ces enjeux est visible dans les programmations, mais aussi dans les pratiques muséales, qui tendent à être réévaluées à l’aune de leurs impacts environnementaux. « Même dans notre gouvernance et dans nos choix, les enjeux climatiques sont centraux. […] Il faut faire partie du discours: les projets que l’on présente et ce qui en émane sont importants. C’est un choix de direction artistique, mais aussi un choix de valeurs », mentionne-t-elle.
Oriane Asselin Van Coppenolle, conservatrice au Musée du Bas-Saint-Laurent, abonde dans le même sens. Cette dernière constate que « les musées sont très poreux aux enjeux actuels; [qu’]il y a une acceptation de ne plus essayer d’être neutre, de prendre position ». Tout comme Philippe Dumaine, elles observent que leurs expositions récentes tendent à faire reconnecter les gens avec la beauté de la nature pour proposer de nouvelles manières de l’habiter et de la protéger. Il s’agit d’un motif omniprésent, surtout du côté des artistes émergents, dans les dossiers reçus qui leur permettent de façonner leur programmation.
Des échos ailleurs
Outre l’exposition La voix des glaces, deux autres projets captent l’attention. Le Musée de la Gaspésie met en lumière le corpus Péninsule de l’artiste Michel Huneault. Ses trente photographies sont autant de captations des berges bas-laurentiennes et gaspésiennes où, muni d’un niveau laser, il a marqué au (fer) rouge l’horizon des lieux qui se verront engloutis par la montée des eaux lorsque la Terre se réchauffera de 2 à 4°C. Au Musée régional de Rimouski, l’exposition itinérante Les maîtres du monde sont des gens, de Clément de Gaulejac, offre une réflexion différente: c’est le versant beaucoup plus politique de la crise climatique qui y est mis en avant. L’artiste a réalisé une large tapisserie où ces « maîtres » naviguent d’île en île, de yacht en yacht. Il convoque ainsi l’idée de la « fin du monde » et demande pourquoi celle de la Terre arrivera avant celle du capitalisme, constatant une inaction globale et systémique et la dépeignant ludiquement.
L’universalité de ces réflexions est bien le moteur qui les rend aussi populaires dans les programmations de l’est du Québec comme d’ailleurs: les artistes se tournent, par nécessité, vers ces enjeux pour penser la suite, allant même jusqu’à modifier les matières et techniques qu’ils utilisent afin de mieux rendre compte de leurs valeurs environnementales et de l’empreinte que leurs pratiques laissent sur la planète.
La voix des glaces
De Joan Sullivan et Robin Servant. À Vaste et Vague, 24 fév. - 31 mars 2023.
Péninsule
De Michel Huneault. Au Musée de la Gaspésie, jusqu’au 23 avril 2023.
Les maîtres du monde sont des gens
De Clément de Gaulejac. Au Musée régional de Rimouski, jusqu’au 28 mai 2023.
À Carleton-sur-Mer, Robin Servant et Joan Sullivan font plonger le public sous la banquise fluviale qui s’amenuise hiver après hiver. Ces artistes du Bas-Saint-Laurent sont sensibles aux effets déjà visibles des changements climatiques sur leur coin de pays. Ils nous invitent à ralentir, dans leur exposition installative, pour écouter la voix des glaces et entendre ce qu’elle a à nous dire.
Robin Servant est un artiste du son qui pratique le « field recording », soit la captation sonore d’environnements. Il a récemment découvert, grâce à l’utilisation des hydrophones, un nouveau monde de textures auditives qui permettent de révéler la vie qui s’agite dans les écosystèmes aquatiques. Dans La voix des glaces, il s’intéresse à ce qui se passe sous cette épaisse couche de gel — sa démarche artistique se heurtant aux effets qu’a la crise climatique sur le littoral. « C’est la première fois depuis 20 ans que les cabanes de pêche sont installées en février et non en janvier [entre Le Bic et Rimouski]. Une chance que j’ai fait mes prises de son l’an passé, parce que ça aurait compliqué les choses. Cette année, il n’y avait tout simplement pas de banquise jusqu’à il y a trois ou quatre jours », explique l’artiste multidisciplinaire.
« Sommes-nous aveugles à ces changements-là ? » C’est la question que se pose Joan Sullivan et qui l’amène à penser son projet photographique autrement. Pour l’exposition, l’artiste a collaboré avec Engramme, un centre spécialisé en estampe, afin d’embosser en braille ses photographies, superposant ainsi à ses images abstraites des extraits des rapports du GIEC. Son œuvre est constituée d’une vingtaine de photos dont la disposition, dans l’espace de diffusion, rappelle des icebergs flottants. Chaque image, suspendue, est rendue accessible à des personnes non voyantes autant qu’à des personnes de diverses tailles — une manière de rendre compte de l’universalité de cette crise. « Je veux que les gens plongent, qu’ils incarnent la glace qui disparaît. […] Ce n’est pas une expo standard; je voulais créer une atmosphère avec les audios de Robin, proposer aux gens l’expérience d’être sur la banquise, dans les vagues. »
Sans être dénonciateur ou militant, le projet met à profit des faits scientifiques bouleversants maniés avec sensibilité par les artistes, une façon pour eux d’arriver à toucher d’abord, et de sensibiliser ensuite. L’exposition propose une expérience plurisensorielle et s’inscrit dans un dialogue social plus large qui touche la communauté locale comme internationale.
Une tendance en déploiement
Les lieux de diffusion artistique de l’est du Québec sont nombreux à miser de plus en plus sur les enjeux environnementaux dans leur programmation. Ils témoignent ainsi de l’omniprésence de ces questions au sein de la communauté artistique.
Des projets récents comme Tryphon. Un cachalot du Saint-Laurent (Cynthia G. Renard, Musée régional de Rimouski), Histoires d’eaux (Isabelle Hayeur, Musée du Bas-Saint-Laurent, à Rivière-du-Loup) et Écosystème(s) (Andrée Bélanger, Musée du Bas-Saint-Laurent) représentent bien l’éventail de propositions qui se rattachent à cette envie de montrer l’impact de l’humain sur son territoire.
La directrice du Festival international de jardins des Jardins de Métis, Ève De Garie-Lamanque, et le directeur général et artistique du centre d’artistes Caravansérail, Philippe Dumaine, font mention d’un élément propre aux régions de l’estuaire du Saint-Laurent: beaucoup d’occasions de collaboration avec les scientifiques se présentent aux artistes, en raison de la forte concentration de programmes universitaires en sciences du vivant et en sciences de la mer dans la région. Mme De Garie-Lamanque, commissaire de l’exposition Tryphon, relate justement que l’artiste Cynthia G. Renard a pour ce projet eu accès aux données du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins (GREMM), ce qui lui a permis de retracer l’épopée de ce cachalot qui s’est échoué, empêtré dans des fils de pêche, à l’île Saint-Barnabé, près de Rimouski. « La question de la science est très vivante dans l’Est; de mettre en avant des propositions qui traitent de l’environnement contribue aussi à une meilleure diffusion des projets artistiques, parce qu’ils suscitent l’intérêt d’un plus large public », dit celle qui a été conservatrice du Musée régional de Rimouski pendant 10 ans.
Véronique Drouin, codirectrice du Centre d’art de Kamouraska et membre du conseil d’administration de la Société des musées du Québec, croit que l’envie d’inclure ces enjeux est visible dans les programmations, mais aussi dans les pratiques muséales, qui tendent à être réévaluées à l’aune de leurs impacts environnementaux. « Même dans notre gouvernance et dans nos choix, les enjeux climatiques sont centraux. […] Il faut faire partie du discours: les projets que l’on présente et ce qui en émane sont importants. C’est un choix de direction artistique, mais aussi un choix de valeurs », mentionne-t-elle.
Oriane Asselin Van Coppenolle, conservatrice au Musée du Bas-Saint-Laurent, abonde dans le même sens. Cette dernière constate que « les musées sont très poreux aux enjeux actuels; [qu’]il y a une acceptation de ne plus essayer d’être neutre, de prendre position ». Tout comme Philippe Dumaine, elles observent que leurs expositions récentes tendent à faire reconnecter les gens avec la beauté de la nature pour proposer de nouvelles manières de l’habiter et de la protéger. Il s’agit d’un motif omniprésent, surtout du côté des artistes émergents, dans les dossiers reçus qui leur permettent de façonner leur programmation.
Des échos ailleurs
Outre l’exposition La voix des glaces, deux autres projets captent l’attention. Le Musée de la Gaspésie met en lumière le corpus Péninsule de l’artiste Michel Huneault. Ses trente photographies sont autant de captations des berges bas-laurentiennes et gaspésiennes où, muni d’un niveau laser, il a marqué au (fer) rouge l’horizon des lieux qui se verront engloutis par la montée des eaux lorsque la Terre se réchauffera de 2 à 4°C. Au Musée régional de Rimouski, l’exposition itinérante Les maîtres du monde sont des gens, de Clément de Gaulejac, offre une réflexion différente: c’est le versant beaucoup plus politique de la crise climatique qui y est mis en avant. L’artiste a réalisé une large tapisserie où ces « maîtres » naviguent d’île en île, de yacht en yacht. Il convoque ainsi l’idée de la « fin du monde » et demande pourquoi celle de la Terre arrivera avant celle du capitalisme, constatant une inaction globale et systémique et la dépeignant ludiquement.
L’universalité de ces réflexions est bien le moteur qui les rend aussi populaires dans les programmations de l’est du Québec comme d’ailleurs: les artistes se tournent, par nécessité, vers ces enjeux pour penser la suite, allant même jusqu’à modifier les matières et techniques qu’ils utilisent afin de mieux rendre compte de leurs valeurs environnementales et de l’empreinte que leurs pratiques laissent sur la planète.
La voix des glaces
De Joan Sullivan et Robin Servant. À Vaste et Vague, 24 fév. - 31 mars 2023.
Péninsule
De Michel Huneault. Au Musée de la Gaspésie, jusqu’au 23 avril 2023.
Les maîtres du monde sont des gens
De Clément de Gaulejac. Au Musée régional de Rimouski, jusqu’au 28 mai 2023.