Galadriel Avon
Caroline Mauxion, Vue de l’exposition Le murmure d’une empreinte, Arprim, 2022, commissaire Élise Anne LaPlante, en collaboration avec Céline Huyghebaert. Crédit : JM Seminaro. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Les motifs du corps fragilisé: des chairs-rivières dans l’espace

Ex_situ | 2023
> No. HS, Exposer les corporéités hors normes (dir. Jessica Ragazzini et Quentin Petit Dit Duhal), p. 15-19.







Caroline Mauxion, Plexus (état), 2022. Installation. Plâtre, pigments, métal. Crédit : Caroline Mauxion. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.







Caroline Mauxion, Halo, 2022. Installation. Plâtre, pigments, métal. Crédit : JM Seminaro. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.






Caroline Mauxion, Lit (détail), 2022. Installation. Plâtre, encre, pigments, silicone, latex, verre. Crédit : Caroline Mauxion. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.
Des lieux qui s’ouvrent. De menues architectures qui y circulent, ruissellent dans l’espace. Depuis quelque temps, l’artiste Caroline Mauxion multiplie les expositions dans des centres de diffusion vitaux pour le milieu artistique montréalais et québécois. De VU à Arprim, en passant par Projet Casa, Optica et B-312, les galeries sont nombreuses à vouloir accueillir l’univers bienveillant de l’artiste, empreint d’une touche délicate, souple, placide — fastueuse.

Jusqu’au plus creux de ses titres d’expositions, la poésie bat. Et résonnent, comme une genèse, Une enveloppe sans contours, En des corps nouveaux, Quand nos yeux se toucheront (nos mains n’y pourront rien), À charge de désir, Le murmure d’une empreinte[i]. Le mot porte. La littérature, ramifiée dans la production de l’artiste, explore les détours d’une affection particulière pour les discours, formels comme émotifs. Chez elle, le cœur est dans l’ouvrage.

Nos dépouilles s’étreignent

Par un travail méticuleux, Caroline Mauxion revendique la chair sensible, fait couler les pores dans diverses matières. Telles des rivières, ces peaux se fondent les unes dans les autres. C’est que le langage abstrait, charnel que l’artiste emploie pour mettre en relief les conditions du corps reprend la fragilité de ce qui nous fait humain·e·s et relève toute l’intimité qui nous contient. Nos propres enveloppes chuchotent, murmurent, parlent et des fois crient. Avec en mémoire leurs charges plastiques comme conceptuelles, Mauxion révèle leurs épuisements, leurs résistances, leurs souffrances. Elle traduit habilement les contorsions, transmet par une transposition structurelle les vulnérabilités et les fait bruire, les rendant sensuelles.

Les textures découpées de ses travaux offrent des superpositions, celles-là mêmes qui agitent nos positions, nos postures, nos repliements et nos décalages. Enchevêtrées, les corporéités que l'artiste décloisonne sortent de leur contentions et effleurent leurs analogues par le prisme de la rencontre, active dans tous ces croisements entre médiums, entre couleurs, entre matières.

Une tige de métal trace tes contours; tu te déploies dans l’espace, agile; ton corps plaqué répond à ta mise en forme; tu te composes et te décomposes à la fois.

La production visuelle de Mauxion réfléchit aux manières de spatialiser l’expérience inscrite dans la chair. La trame de son travail en est une personnelle. Marquée par une multiplicité de chirurgies à la jambe découlant de son enfance et de son adolescence, son parcours la rend apte à parler du trajet physique agité par le processus de la réhabilitation. D’étroits monticules se dressent dans l’espace, adressant les prouesses d’un corps en équilibre. C’est que nos postures, même si l’on ne le conçoit pas d’emblée, sont faillibles. Esthétique de la mise à l’épreuve, son travail active et incarne des polarités par une dimension installative et expographique. Alors que se chevauchent des pièces massives, rondes et piliers, des images se déplient sur elles, fresques molles de nos vulnérabilités.

La fragilité est un acquis qui n’épeure pas Mauxion. Embrassant la fébrilité des tissus humains, elle montre leurs contours, articule les gestes dont ils sont vecteurs. Par une mise à nu de la friabilité de sa mécanique, l’artiste révèle un corps renforcé par ses délicates ruptures. Ses installations sont en fait le reflet d’une fine compréhension de nos constitutions musculaires, articulatoires. En dévoilant des compositions à la fois rigides et précaires, elles signalent les asymétries qui permettent des compensations, des balancements, des régularités responsables de nos droitures. Debout, le corps se tient.

Dépositions et inerties

L’imagerie que Mauxion emploie reflète cette attention particulière pour le « répertoire de sensations »[ii] qui a situé son rapport au corps au cours de ses premières décennies de vie. Son recours à du matériel médical, qui trace sa voie jusqu’à ses installations, assoit cette base expérientielle et traduit, informe, de nouvelles formalités et matérialités. Corps prothétiques libérés, ses œuvres confient le vécu, divulguent des ossatures aussi insondables que les objets-membres qui les fomentent.

L’artiste joue avec les masses et les lignes, cherche l’équilibre précaire et la frontière entre la composition abstraite et l’évocation de figures, comme celle du corps en pièces détachées qui revient ici, encore.[iii]

Son désir de traduire les affects s’intrique dans les constitutions à la fois imposantes et pourtant si minces qui regardent le corps en face et en déplient tous ses fragments. Mauxion déborde de ce qui se présente à l’œil et observe minutieusement les traces du temps et de l’existence sur les chairs, tels des indices de nos devenirs. Comme une énumération, elle recense toutes ces marques laissées par les expériences du corps et les montre avec tact dans l’espace, ultime signe de déférence envers les lieux que l’on habite des vies entières — ces enveloppes qui nous dessinent.

Si les sculptures dévoiler leurs architectures, les photographies de l’artiste sont une autre manière d’aboucher les tangibilités du corps par ses fibres et ses textures. Mauxion aborde ses images au moyen d’une multiplication d’interactions physiques qui les contraignent à devenir objets. Comme un contact qu’on ne voit pas, comme une lumière sur la surface photosensible[iv], la photographie se présente à elle comme un médium qui contemple, qui cadre — et les impressions qu’elle fait naître, comme autant de possibilités de faire émerger une physicalité dans le voir[v]. Des portraits plaqués sur de minces tablettes de plâtre s’accostent sur les larges tirages qui ont été collés au mur; toujours le corps se faufile, se soumet à de nouvelles matérialités, marie et teste « les limites du visible et de l’invisible, de la transparence et de l’opacité, de l’abstraction et de la figuration, de l’ombre et de la lumière »[vi]. Mauxion épouse l’ambiguïté et déduit le fractionnement des chairs par un brouillement poreux des médiums qu’elle met à profit. Enchevêtrés, ceux-ci n’éprouvent plus leurs différences : il se crée entre eux de nouveaux passages, habilement construits par les matériaux conducteurs de l’artiste, qui relient un motif à un autre.

Tu répares l’espace; les interférences cessent; le corps et le sol se rejoignent.

Faire montre du corps féminin dans le multiple de ses états permet à Mauxion de regarder la norme transversalement, de désenvisager une corporéité uniforme. En tension, les linéarités ploient, les courbes tanguent. Des morceaux de nous se prolongent. Dans leurs imposition et leurs contraintes, nos corporéités se meuvent et s’altèrent. Nous nous éprouvons, et nos muscles se lacent.



[i] Ces titres couronnent les dernières expositions de l’artiste, présentées, en ordre, à Optica (2017), à la Galerie Simon Blais (2018), à la Galerie B-312 (2019), à Projet Casa (2022), et à Arprim (2022). Le dernier titre, Le murmure d’une empreinte, est de la commissaire Elise Anne LaPlante.
[ii] LALIBERTÉ, Ève. 2019. « Caroline Mauxion », Résidences Éditions, [en ligne], [https://www.residenceeditions.co/ conversations/2020/2/16/caroline-mauxion].
[iii] GIGUÈRE, Amélie. 2021. « Caroline Mauxion », Est-Nord- Est, [en ligne], [https://estnordest.org/publication/ texte-caroline-mauxion/].
[iv] GUIMOND, Isabelle. 2019. « Quand nos yeux se toucheront (nos mains n’y pourront rien) », Galerie B-312, [en ligne], [https:// carolinemauxion.com/wp-content/uploads/2022/10/portfolio_siteweb_oct2022.pdf].
[v] LALIBERTÉ, Ève. 2019. op. cit.
[vi] FISET, Daniel. 2017. « Une enveloppe sans contours », Optica, [en ligne], [http://optica.ca/decades/thumb/communique_ mauxion_17.pdf].

Caroline Mauxion, Lit (détail), 2022. Installation. Plâtre, encre, pigments, silicone, latex, verre. Crédit : Caroline Mauxion. Avec l’aimable autorisation de l’artiste.