Galadriel Avon
Lisette Lemieux, J'en perds mon latin, 2022. © Lisette Lemieux.

Lisette Lemieux, Tramer le monde

Espace art actuel | 2023






Lisette Lemieux, Matière grise matière blanche, 2022. © Lisette Lemieux.




Lisette Lemieux, QRyptographie, 2022. © Michel Dubreuil.




Lisette Lemieux, J'en perds mon latin, 2022. © Michel Dubreuil.
De retour dans la région qui l’a vue naître, l’artiste Lisette Lemieux propose, au Centre d’art Jacques-et-Michel-Auger, une exposition rétrospective de l’essence de ses cinquante dernières années de création qui souligne en même temps des questionnements toujours actuels. Sis au centre-ville de Victoriaville, l’espace d’exposition est au cœur d’un tournoiement artistique effervescent. Le lieu ouvert et vitré qui l’accueille, le Carré 150, se veut la plaque tournante d’un pôle culturel centré sur l’ouverture, l’éducation, la monstration et la médiation des arts, la transparence de ses façades invitant à y plonger.

C’est à partir de cette vitrine que l’on devine une première œuvre monumentale de Lemieux. Matière grise/Matière blanche (2022) explore, par l’infinité de perforations qu’elle arbore dans ses larges feuilles de papier, les textures et contrastes qui fleurissent à partir des percées de lumière circulant dans le lieu. Avec comme motif premier ces gonflements qui rappellent l’encéphale, organe complexe omniprésent dans l’exposition de l’artiste, le projet trônant en vitrine pousse à sa limite la résistance des matériaux et met en relief, par l’embossage, le graphite et le striage, les manières dont le papier cède inévitablement. La structure cervicale à laquelle Lemieux réfère — le pilier structurel de nos réflexions — mène l’œuvre, par ses traitements de surface, à sonder la matière, les consistances et la profondeur des synapses qui électrifient nos pensées sur le monde.

Car c’est bien ce à quoi l’artiste convie son public dans cette exposition : une réflexion sur les ressorts profonds du monde. Le lexique qu’elle met en œuvre, transitant, entre autres, par les titres de ses œuvres, ramène son public à un champ introspectif questionnant ce qui se passe en nous pour que nous existions. Abordant tantôt les connexions neuronales qui font de nous des êtres pensants, tantôt les pulsions électriques qui habitent nos gestes impulsifs, l’intérêt de Lemieux est de partir de cette pièce pivot qu’est le cerveau pour traiter du siège de nos connaissances comme de celui de nos actions — façon pour elle, enfin, de parvenir à la découverte de ce qui fait que nous sommes capables à la fois du meilleur et du pire.

Parmi les œuvres présentées, QR yptographie (2022) et Paraterre (1991) se glissent à des opposés temporels de la pratique de l’artiste ; réunies, elles permettent de rendre compte de cette « trame du monde » dont Lemieux parle. La première trace la limite entre ce que peut nous léguer cette nouvelle ère technologique au progrès infini et ce besoin de sécurité et d’intimité auquel nous aspirons. Un grillage effilé se dresse devant un miroir ; l’artiste se rapprochant de sa matière peint d’un noir impénétrable certaines mailles de ce quadrillage, reproduisant ainsi la silhouette d’une oppression : ce code QR venu dissiper les quelques onces de réalité qu’il nous reste. Par ce miroir qui vient compléter le cylindre grillagé, Lemieux opère un renvoi direct. Nous faut-il désormais un reflet pour activer introspection et réflexivité, et entrevoir l’effilochement de nos intimités numériques ? L’artiste, par cette idée d’un encagement futur, cherche à visualiser les enjeux de nos sociétés actuelles tout en relevant les défis de ces pays industrialisés qui, parfois, oublient les valeurs de l’écosystème global dans lequel ils s’imposent. D’ailleurs, 30 ans auparavant, Lemieux parlait déjà de cette dichotomie planétaire entre hémisphère nord et hémisphère sud ; pays développés et pays émergents ; développementisme et quotidien ; richesse et pauvreté. Paraterre (1991) s’en fait le porte-voix et dévoile une sensibilité unique pour les enjeux internationaux qui excèdent les frontières. Les épingles utilisées pour transpercer ce parapluie sont autant de secousses à cet équilibre sécuritaire de longue date révolu.

Ainsi, comment s’éclairer intérieurement ? En recherche de réponses, le geste de l’artiste s’investit d’une manualité incarnée. Sa pratique, plurimatérielle, conduit à une occupation de divers médiums. Lemieux organise la matière, la fait parler. Elle habilite en ce sens les ressorts d’un nouveau langage : celui qui naît du côtoiement des mailles apparaissant dans ces œuvres où, un nœud après l’autre, elles écrivent une nouvelle histoire. L’une des valeurs de sa pratique réside dans l’exploration d’un travail pratique qui, d’abord artisanal, s’investit des codes des institutions — art et artisanat se fréquentant et s’emboîtant donc, déjouant un clivage disciplinaire longtemps véhiculé dans l’histoire de l’art. L’aspect répétitif de sa création, intrinsèquement liée au travail manuel de la matière, se rapporte à une fabrique patiente qui fait état du génie humain et qui suggère des chantiers pour la suite. Envisageant la capacité de résonance de ses gestes minutieux, l’artiste implique une forme de transmission dans son ouvrage, ce qui lui permet donc de traiter humblement des motifs de l’histoire de l’humanité par l’entremise de ce long fil qui relie une époque à une autre à travers la continuité de leurs traditions et de leurs enjeux respectifs.

Ses œuvres, qui évoquent la numérisation mais qui sont faites main, deviennent en ce sens les emblèmes d’un retour aux sources et d’une temporalité étirée où passé et présent se chevauchent sans se nuire. J’EN PERDS MON LATIN (2022), notamment, vient confirmer la volonté de l’artiste d’asseoir un usage formel comme langagier de la matière et de ses champs lexicaux. L’œuvre, long parchemin déplié, inonde la pièce d’un passé aux nomenclatures habitées, poétiques, belles. Émaillant le grillage qui lui sert, entre autres, dans QR yptographie (2022), Lemieux ourdit le support du savoir et incurve une histoire de la connaissance. Sa fine compréhension du tissage l’aidant, l’artiste sait que la trame a une mémoire : elle la découpe ainsi, laissant la chaîne, permettant à la matière de s’effilocher jusqu’aux locutions qu’elle souhaite faire émerger. L’écriture cursive ancienne flirte avec le motif numérique d’une police régulière : ad vitam aeternam, ipso facto, tempus fugit et statu quo s’enchevêtrent, tout en partant des mêmes fils, créant une composition envoûtante où l’artiste s’évertue à conjuguer et à suturer des temps fragiles.

Convier ainsi une artiste native d’Arthabaska, une ville à proximité, atteste de l’intérêt du centre de diffusion de Victoriaville de se dresser comme pilier d’une représentation artistique qui se positionne entre continuité et nouveauté, montrant la région comme une pépinière de talents interdisciplinaires. La proposition de Lisette Lemieux se situe précisément dans cette veine, elle qui inscrit chaque maille de sa « trame du monde » au sein d’une réactualisation de motifs artisanaux, détournant l’hyperinstantanéité et le prêt-à de notre époque actuelle. Assise entre tradition et modernité, sa démarche est fondamentalement incarnée, montrant la voie à suivre tout en regardant ce qui s’est déjà fait, pour éclairer de nouveau la trame invisible qui nous mènera à ce qui commence.